Chroniques des Gilets Jaunes de Belleville
Archives de l'Assemblée populaire
Vues de Paris, un texte par Horizons des Rues
VUES DE PARIS
SUR LES AVENTURES DES GILETS JAUNES DANS LA CAPITALE OÙ LEURS HORIZONS CONTINUENT DE GRANDIR
Depuis quelques mois en France, des dizaines de milliers de personnes se lèvent contre la classe politique et médiatique. Sur la place de l'Étoile à Paris, beaucoup viennent d'autres régions, mais il y a aussi de jeunes banlieusards, contrairement à l’image donnée par ceux qui ont tout intérêt à maintenir les séparations en vigueur. La « racaille », que condamne Marine Le Pen après le 1er décembre 2018, c'est la révolte elle-même. Les gens condamnés par le tribunal de Paris les jours suivants sont employés, artisans, ouvriers, chômeurs.
Les gestes déterminés, offensifs, les cris de guerre, les bousculades et étreintes des manifestants, les affrontements avec la police, disent une vérité entre toutes : ils éclairent sans ambages la torpeur quotidienne, la frustration et la servitude volontaire qui préexistaient à ces actes. Car le moment où explose publiquement la colère est un plaisir intense, un épanouissement joyeux et féroce.
Avec la durée, les revendications s'élargissent. Après quelques semaines, la lutte ne concerne plus seulement tel ou tel détail de gestion, elle en vient aux principes.
Solidarité et conflictualité
La mobilisation des gilets jaunes s'est répandue au départ comme une traînée de poudre dans des localités innombrables à travers la France, au sein de groupes créés pour l'occasion, indépendants les uns les autres dans leurs décisions, sans représentants, fonctionnant sur la base du consensus ou de l'assemblée, communiquant entre eux par réseaux.
De la Réunion à la France entière, les protestations contre les taxes sur le carburant et la vie chère bloquent d'abord les axes de circulation. Les barrages de ronds-points deviennent rapidement des occupations extérieures, des lieux de discussion et de rencontre ouverts à tous, aux quatre vents, en même temps que des perturbations de l'« économie ».
Sur les routes, les péages, les points de blocages enclenchent la dispute. Des automobilistes pressés veulent forcer les barrages, fort nombreux au début de la mobilisation. Certains conducteurs foncent dans la foule, ailleurs les carambolages se succèdent, le tout fera près de 10 morts. La police qui intervient pour expulser les bloqueurs de route déclenche des affrontements.
De ces disputes fondatrices avec la circulation automobile et la police, le mouvement sort renforcé. Loin de condamner les débordements, les gilets jaunes exercent leur solidarité avec l'ensemble de la mobilisation. Les affrontements sont assumés comme une des expressions, parmi d'autres, de la confictualité fondamentale des gilets jaunes avec le pouvoir. Cette confictualité se traduit aussi bien dans des formes de communications indépendantes (incluant la richesse de l'expressivité aux dos des gilets, les grafftis, les chants, les discours, les centaines de groupes de discussion) que par l'hostilité envers toute parole colportée par des représentants comme par des journalistes. (Les porte-paroles autoproclamés n'échappent pas à cette défance, car eux n'ont pas commencé la critique du vedettariat entreprise par une grande partie de la mobilisation.)
Les blocages deviennent naturellement des affrontements avec l'Etat qui les réprime. Dans les villes, les centres huppés sont en proie à l'émeute. Les gens qui organisent le mouvement au début ont très rarement condamné les « violences », se défnissant habilement et humblement comme des protestataires appelant à des rendez-vous.
D'autre part, dénonçant la séparation sociale et territoriale, les gilets jaunes ont immédiatement commencé à s'y attaquer, à y répondre en bloquant, en occupant, en habitant ronds-points et carrefours, ruraux, urbains, péri-urbains (bien plus profondément donc que les espérances déliquescentes et les demandes de redistribution et d'aménagisme, qu'alimentent les partis politiques étatiques), soutenus par une partie importante des habitants et automobilistes, reconfgurant l'organisation du territoire à partir de ces nouvelles centralités ; forçant les enceintes des magasins et des bâtiments étatiques, mettant ainsi à la libre disposition des gens ce qu'elles étaient censées garder.
Dénonçant les agissements crapuleux de certains titres de presse ou de télévisions, qui ne font que relayer les informations de la police sur le mouvement, minimiser le nombre de manifestants, déformer le sens des mobilisations, celui-ci a immédiatement commencé à s'y attaquer, à y répondre en menaçant et agressant des journalistes de BFMTV, CNews, La Dépêche du Midi, etc., ainsi qu'en manifestant devant les sièges de BFMTV et de Radio France, le 29 décembre 2018.
Péages, préfectures, institutions, monuments nationaux et artistiques, radars, domiciles de dirigeants, restaurants, magasins de luxe n'échappent pas à une critique en actes toujours plus imaginative.
L'attaque des « zones d'activités économiques »
Certains datent l'Etat français du XIIIe siècle, d'autres du XVIIe, d'autres de Bonaparte. Les débuts de la domination de la bourgeoisie sur la noblesse, et sur le clergé, font eux aussi encore l'objet de controverses. Tout comme de situer avec exactitude le moment où la sphère de l'économie s'est autonomisée en dominant les rapports sociaux, les gens devenant simultanément des individus à la fois séparés les uns des autres et expropriés de leurs milieux de vies ancestraux.
S'il est de notoriété publique que, de nos jours, la planète est entièrement colonisée par la marchandise, dans les Etats occidentaux (et pas seulement) celle-ci a pratiquement détruit tout lien préexistant. A la place des rites et des coutumes fétris, l'affliation sociale s'est faite principalement par le travail prolétarisé. Depuis quelques décennies, depuis la mise en cause de la centralité du travail dans la société, accompagnée des progrès avancés de l'automatisation de la production, le fait d'appartenir à cette société tend à se défnir avant tout par le chancre de la consommation étendu à la reconnaissance et à la communication. Telle est du moins l'idéologie dominante, qui tend à recouvrir de sa pellicule crasse toute forme de créativité historique.
C'est cet ordre du monde qui a été attaqué en France. A partir du 17 novembre 2018, des centaines de milliers de personnes suspendent le cours réglé de la circulation routière et du maintien de l'ordre. Les 1er et 8 décembre 2018 à travers le pays, le 16 mars 2019 à Paris, une grande partie des manifestants (le 1er décembre, la préfecture de Paris annonce 3000 casseurs) attaque le cours réglé de la survie en zone urbaine, y compris quelques automobiles et marchandises, résistant à la police et l'affrontant. Le 1er décembre 2018 qui continue le 2 à Rouen (Saint-Etienne-du-Rouvray), le 8 décembre à Paris et à Saint-Brieuc (Langueux), du centre d'une des capitales de l'Europe aux zones marchandes péri-urbaines, c'est la même vérité qui s'attaque à la non-vie dominante et à ses non- lieux, qui sont le quotidien de la plupart des gens, ces « zones d'activités économiques » ou « commerciales » comme l'Etat les désigne. Il serait intéressant de montrer ici comment le centre chic de Paris est devenu un non-lieu.
La classe possédante est ciblée. Le 1er décembre 2018, des émeutiers abattent une grille sur la place de l'Etoile, s'engouffrent dans les jardins et lancent un incendie dans un hôtel particulier. Le 8, au milieu des pillages, le contenu d'une boutique de vêtements est jeté aux fammes aux cris de « Maintenant on brûle la bourgeoisie ! ». Quelques résidences cossues se font caillasser. Le 9 février
2019, c'est la rive gauche de la Seine qui connaît l'émeute. Le 16 mars, alors que des affrontements avec la police font rage à Etoile, la plupart des vitrines des Champs-Elysées sont attaquées, nombre de commerces sont éventrés, pillés, certains sont incendiés.
La révolte des gilets jaunes n'est pas prolétarienne. Son prétexte n'est pas une réduction des salaires, mais la vie chère. Elle a pour objectif une dépense élargie des richesses (y compris le développement des infrastructures, etc). Les gilets jaunes prennent au mot les promesses de cette société et lui renvoient dans la gueule, l'acculent à ses manquements. La richesse était naguère le privilège du sacerdoce qui en concentrait la jouissance et l'envoûtement. Les marchands ont prétendu en démocratiser l'accès par le salariat, distribuant de petites quantités d'argent aux pauvres pour les tenir. De la concentration de la richesse entre les mains de quelques-uns on est passé à sa circulation visible dans la société. Maintenant, les pauvres insatisfaits veulent en tâter enfn de cette richesse, de cette circulation évanescente ils veulent venir au contenu... Ils veulent en découdre, et ils ont faim !
Les gilets jaunes ne sont pas le peuple, pas plus qu'ils ne représentent une classe sociale. Ils sont une partie de la population, qui a beaucoup de sympathisants. Et les gilets jaunes sont eux-mêmes paradoxaux, parfois contradictoires ou divisés.
Dans l'émeute, ils sont à l'offensive. Ils ne défendent pas l'état des choses ou l'« économie réelle ». Ils ne rejettent pas seulement la loi du marché mais la mettent en cause, à une époque dominée par des trusts et plateformes marchandes.
Ceux qui portent le gilet portent une critique de la pauvreté mais aussi de la middleclass, dont ils font ou faisaient souvent partie. Ils attaquent dans la middleclass les promesses illusoires de satisfaction, et bloquent ou ciblent la circulation et les vitrines des marchandises dans les localités où ils se trouvent.
Dans l'émeute, ils attaquent leur propre position de pauvres qui attendent des réformes, en rejetant violemment les liens de subordination sociale. Ces gueux en gilets jaunes, à partir de leurs maux, à partir de leur situation de dépendance extrême, mettent en cause ce lien de dépendance, à la fois comme totalité et comme urgence.
Le soir du samedi 8 décembre 2018, la maire de Paris déclare : « Des centaines de commerces et d'équipements publics empêchés d'ouvrir, des dégradations dans de nombreux arrondissements, une vie culturelle et économique à l'arrêt, une image internationale à restaurer : les dégâts sont incommensurables. Il est inimaginable que nous revivions ça ». Deux jours plus tard, le chef de l'Etat Emmanuel Macron, recule. Il annonce la suppression de la hausse des taxes et la revalorisation « exceptionnelle » d'une prestation sociale pour les travailleurs aux plus bas revenus. L'obole concédée est infme, mais elle montre que le pouvoir, même aussi arrogant, peut plier.
Les émeutes des gilets jaunes ont contraint l'ensemble de la classe politique et des opposants spectaculaires à faire bloc dans une même défense : bureaucrates syndicaux (le 1er décembre, le secrétaire général de la CGT, affrme : « Les incidents entre "gilets jaunes" et forces de l'ordre "discréditent les mouvements sociaux"»), partis politiques, «intellectuels», «artistes», coteries pseudo-contestataires. Qu'il est plaisant de voir la révolte démentir ces conservateurs.
Une constitution sauvage
La mobilisation des gilets jaunes commence dans les rues, sur les ronds-points. Les semaines se concluent par des manifestations dans les villes.
Chaque samedi de manifestation est un nouvel «acte», chacun étant baptisé («journalistes collabos », « gueules cassées », « ultimatum », « logement »...) et numéroté, comme un inventaire de cette subversion en actes. Dans la succession des samedis, il y a ainsi la mémoire de la mobilisation, la volonté d'une transformation sociale, d'écrire l'histoire.
Les manifestations du samedi s'inscrivent elles-même spontanément dans des périodes plus longues où l'émeute redevient centrale à Paris. Alors que la révolte diminuait en intensité, au fur et à mesure que l'on s'éloignait du 1er décembre, elle reprend, de moindre ampleur, mais avec toujours une joyeuse surprise et avec inventivité, le 5 janvier, lorsque la manifestation du jour attaque un restaurant sur une péniche de la Seine, dresse des barricades sur le boulevard Saint-Germain, puis enfonce l'entrée du porte-parolat du gouvernement. L'intensité des rassemblements diminue à nouveau dans la capitale les semaines suivantes. La déclaration des manifestations en préfecture en est une des raisons, puisque les fics, qui sont au courant à l'avance des trajets, peuvent se préparer, ceinturer et nasser facilement les manifestants. Lorsqu'ils sont dépourvus d'imagination ou d'issue, c'est-à-dire de possible, les affrontements qui éclatent avec la police se ritualisent, se fgent. Et à nouveau, contre toute attente, le possible ressurgit lors d'une manifestation sauvage samedi 9 février : des affrontements éclatent avec la police devant l'assemblée nationale, et ouvrent la voie à une exploration approfondie des gilets jaunes de la rive gauche de la capitale, où de nombreuses vitrines de magasins sont brisées et quelques véhicules (une Porsche, une voiture Vigipirate) incendiés.
Fin 2018, début 2019, les samedis d'émeutes font de Paris un champ de bataille. Inédit dans sa localisation, par son échelle, comme dans sa composition sociale. Les perspectives y sont nouvelles, ouvertes, et ses acteurs, dans le camp des révoltés, peuvent s'en emparer.
Inspirée par les pratiques d'action directe de la mobilisation, une partie de celle-ci en vient à la démocratie directe ; d'abord avec la déclaration du « mouvement des gilets jaunes de la zone portuaire de Saint-Nazaire » le 21 novembre, ensuite avec celle de gilets jaunes gascons le 28 novembre, puis avec l'appel de Commercy le 2 décembre. Une première «assemblée des assemblées » des gilets jaunes se tient à Commercy le 26 janvier 2019. Des délégués de plus de 70 localités venus de toutes les régions du pays se retrouvent pour échanger et se fédérer, mais sans prendre de décision autre que faire des déclarations communes, parler des échanges qui se sont tenus une fois revenus dans les assemblées locales, et se réunir de nouveau (ce sera à Saint-Nazaire le week-end du 6 avril). Du point de vue de la limitation de leurs pouvoirs, un parallèle entre l'« assemblée des assemblées » des gilets jaunes pourrait être tenté avec l'interbarrial lors de l'insurrection de 2001-2002 en Argentine (mais la mobilisation française n'est pas, à ce jour, une insurrection).
Peu nombreuses, les assemblées de la région parisiennes n’apparaissent qu’au début de l’année 2019, avec un temps de retard sur celles de province. Les premières tentatives de coordination à l'échelle de l'Ile-de-France ne fonctionnent pas. Mais les assemblées de quartier continuent. Elles semblent répondre au besoin de se rencontrer, de parler de ce qui se passe, avant la nécessité qu'elles se donnent de faire connaître et d'implanter la mobilisation dans l'agglomération.
Les assemblées parisiennes n'ont pas initié les manifestations du samedi dans la capitale, elles sont apparues après, et se sont efforcées ensuite de les rejoindre. Elles n'ont pas commencé par l'entraide et les blocages sur les ronds-points, mais, de longues semaines après la province, par des discussions de rue, bien qu'elles se soient vite réfugiées dans la chaleur et l'isolement relatif de réunions dans des bars. Elles se sont constituées avec des comportements et des modes d'organisation souvent issus des expériences passées de leurs participants, en décalage avec la situation actuelle.
Les journées émeutières de décembre ont imposé la révolte, d’abord provinciale, dans la capitale. Apparues bien après, les assemblées parisiennes et franciliennes se sont efforcées de la rejoindre, sans parvenir à combler ce décalage ni à sortir d’une tenace extériorité ; les expériences antérieures de leurs participants se substituant aux pratiques des gilets jaunes originels qu’ils n’avaient pas expérimentées. Plusieurs disputes concernant la signifcation profonde de la révolte et de la participation aux assemblées ont ainsi traversé ces échanges.
Une tendance critique ouvertement les assemblées avec tribunes ou réunions de représentants comme des copies de l'Etat et de son organisation par ministères. Favorable à la division, à l'atomisation des groupes, cette tendance voit l'organisation essentiellement comme des appels à événements, qui posent des questions singulières, et auxquels participent librement, que rejoignent ou non, les autres groupes.
De telles critiques mettent en cause les moyens d'une transformation sociale d'ensemble, et sa possibilité même. Mais la vision du débat, de la dispute, de l'organisation s'y rapproche sans doute de cette curieuse irruption de pensée collective, incontrôlée, dans les rues, dans ces débordements de manifestations où il y a de la nouveauté, si essentiels et déterminants dans la mobilisation française dont nous parlons mais aussi, d'une toute autre ampleur, lors des insurrections de 2011-2013 dont l'Egypte fut un épicentre.
De telles critiques pourraient amener les assemblées existantes : à s'interroger sur leur relation avec les conversations singulières et les disputes qui éclatent spontanément dans les rues dans la foulée des émeutes ; à critiquer leurs propres présupposés politiques et se mettre véritablement au service de cette pensée collective dans ce qu'elle a de sauvage, d'ouverture des possibles ; à la mettre en puissance en envisageant les formes souhaitables et désirables de sa communication, de sa propulsion. Sans quoi l'assemblée des assemblées pourrait se distancier davantage de la nouveauté de la dispute des rues, jusqu'à entrer en contradiction avec elle.
Que les assemblées de gilets jaunes s'éloignent des spécialistes patentés de la conversation que sont les politiciens, universitaires et journalistes, serait un bon indicateur de la capacité des premiers à assumer la négativité de la révolte dans la communication.
A rebours des tendances précédemment décrites, n'oublions pas l'existence, chez les gilets jaunes, de courants qui refusent la rupture apparue dans la rue. Ils sont favorables à des réformes institutionnelles (voire constitutionnelles avec le RIC) sans critiquer le parlementarisme, et se passeraient bien des déprédations des manifestants. (On ne peut que dénoncer ici la complaisance avec laquelle la police est traitée par ceux qui voudraient la rallier à la cause sans l'anéantir, au prétexte parfaitement faux que toutes les révolutions se passeraient ainsi.) En première ligne de ce courant, une forme de néo-populisme qui utilise les réseaux sociaux (à la façon du M5S italien) déjà promu le gouvernement à travers ses consultations citoyennes en ligne, où ceux que l'on consulte ne sont jamais décisionnaires.
Une grande partie des gilets jaunes n'est pas dupe. Quelques jours après la fn de la consultation nationale que Macron avait mise en place dans tout le pays depuis le début de l'année 2019, en guise de réponse les gilets jaunes reviennent en nombre sur Paris et saccagent les Champs-Elysées (16 mars).
La pensée des gilets jaunes
La communication des gilets jaunes, massive chez les internautes, est presque aussitôt devenue un objet de fascination pour l'information dominante, qui l'a dès lors largement relayée. A ce stade, jusqu'au 24 novembre, les gilets jaunes étaient méprisés par la bonne pensée de gauche, qui pensait pouvoir les réduire à l’émanation réactionnaire d’un néo-poujadisme. Mais passée la surprise du début de décembre, lorsque les gilets jaunes ont décidé de poursuivre leur mobilisation, les anathèmes médiatiques habituels ont été ressortis : fachos, antisémites, homophobes. Ces épithètes calomnient les gilets jaunes, et tous les média qui les colportent s'assurent particulièrement leur colère.
Mais ces épithètes, qui désignent ce qui est inadmissible et infréquentable dans l'imaginaire de l'information dominante, depuis qu'elle s'est unifée - sans l'admettre - en un parti conservateur, ces calomnies, ces insultes représentent ce qui est vraiment inadmissible et infréquentable pour l'information chez les gilets jaunes, le spectre d'une populace sans respect pour ses conventions ni ses diktats et qui s'empare avidement de la liberté : le spectre des gueux. En s'appropriant le terme,
devenu péjoratif dans le langage courant, de gueux, la mobilisation assume d'être offensive, elle montre une fois de plus son intelligence. A la différence des pauvres de la middleclass, qui la taisent, qui la cachent, les gueux reconnaissent leur insatisfaction pour mieux s'y attaquer.
Derrière la mauvaise pensée offcielle des gilets jaunes, colportée par l'information dominante, il y a une expression des maux des gens. Le gilet est un emblème. Rendu obligatoire dans le véhicule de chaque automobiliste, il est arboré par les protestataires comme une vigilance vis-à-vis de la morbidité de cette société, il requiert l'attention, y compris chez ceux qui se mobilisent, contre l'indifférence et les ravages de la marchandise aveugle. La répression policière, au moyen d'armes prétendument « non-létales », leurs centaines de mutilés et de blessés, n'a fait qu'amplifer ces signalements, en signes de guerre.
La pensée négative des gilets jaunes pour la gauche, c'est qu'ils ne représentent pas les travailleurs. Leur révolte est extérieure à la sphère du travail. Les grèves sauvages, au-delà des lycées, lui manquent d'ailleurs cruellement. Mais sur la voie de supprimer du labeur, elle suspend une partie de la circulation de ses produits par le blocage des fux, et elle détruit scandaleusement leur valorisation ou communication lors des émeutes accompagnées de pillages ou de destructions de marchandises. Le travail n'y est pas encore critiqué immédiatement comme coercition, mais déjà comme activité capitalisée de la société.
Dans la liesse des gilets jaunes, il y a le plaisir évident de jouer avec l'ordre établi, et un projet de maîtrise de la vie. C'est une dispute sur ce que nous sommes : soit des serviteurs de l'Etat et des porteurs de marchandises, soit les acteurs de notre histoire. Plusieurs slogans montrent une volonté de prise en charge du nous, intelligence, esprit, âme humaine : « Nous n'avons pas d'armes, vous n'avez pas d'âme », « On pense donc on ne vous suit plus ». Ironiquement, sur un magasin Disney : « Ils prennent l'âme de vos enfants ».
Dans cette liesse nous trouvons le rejet de l'écrasement grandissant et de la mise en quarantaine de la pensée singulière dans l'individu, par les conditions modernes (et l'accumulation apparemment sans fn de leurs médiations). L'insatisfaction nous pousse à trouver des solutions à ce qui nous fait défaut, à inventer, contre le cours dominant du monde, et contre soi. La révolte qui nous intéresse, à travers les gilets jaunes, déplace de la pensée collective, elle crée. Elle nomme, compte, déchiffre, et communique hors des médiations dominantes.
Le projet de maîtrise des gilets jaunes pourrait embrasser la totalité. Une remarque s'impose ici à propos du slogan « Fin du monde, fn du mois, même combat ». Littéralement, il semble en appeler à la prise en charge du négatif et de l'histoire, contre la domination positiviste et matérialiste. Pourtant le parallèle entre la survie diffcile des pauvres – la fn du mois, qu'il faut boucler – et la fn du monde – perçue dans sa version catastrophique – semble effectué dans la perspective de l'identité des responsables des deux situations, comme le montre une variante : « Fin du monde, fn du mois, mêmes coupables, même combat ». Selon cette interprétation, la lutte est prétendue commune, mais les buts restent absolument opposés : il s'agit de boucler la fn du mois, mais il faut empêcher la fn du monde (imaginée seulement comme catastrophe, jamais comme accomplissement). Cette réintroduction de l'interdit, de la séparation entre fns du monde et du mois, cette réintroduction de l'immuable, n'est pas le fait des gilets jaunes mais du parti, sans imagination, de la conservation, et plus directement ici du ministère de l'écologie.
La contre-révolution et ses ennemis
L'histoire de France est une succession de contre-révolutions. L'époque où intervient la révolte des gilets jaunes est contre-révolutionnaire relativement à la répression des insurrections commencées en 2008-2011. La forme de l'Etat s'y caractérise par deux excrétions récentes. D'une part, un putsch pro- Union européenne (UE) en 2008 (passage en force de la Constitution européenne par le parlement sous Sarkozy, malgré le refus en 2005 des Français lors d'un référendum) à 2010 (crise de la dette
fnancière de l'Etat grec, consécutif aux agissements d'une équipe gouvernementale locale portée au pouvoir par l'alternance électorale après un soulèvement en 2008 de la jeunesse de Grèce ; placement de cet Etat puis de l'Italie sous la tutelle supra-gouvernementale de la « troïka », qui regroupe la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international, et consolidation de l'emprise de ces pouvoirs sur les pays membres de l'UE). D'autre part, il y a eu le durcissement répressif de plusieurs Etats autour de la Méditerranée, à la suite des insurrections sociales de 2011-2013 de la Tunisie à la Syrie et à la Turquie.
La mobilisation des gilets jaunes s'est faite sur ce terrain et contre lui. Elle est pleine des disputes secondaires qui font la pseudo-histoire des contre-révolutions. La middleclass elle-même attend la mobilisation en embuscade, pour l'anéantir.
Si ses sympathisants sont nombreux, la plupart des gens n'a pas rejoint la mobilisation, et celle-ci n'a pas encore gagné certains de ses alliés potentiels. Rien n'est joué. Et ses véritables ennemis (qui pour le moment doivent se contenter de vouloir la détourner de ses fns, à grand renfort de réfexes gestionnaires, tout en applaudissant la répression policière) se languissent de leur revanche qui, si elle a lieu, sera évidemment à la hauteur de l'affront essuyé.
Les seuls qui se sont saisis de cette révolte (l'étendant début décembre 2018) sont ceux qui l'ont d'ailleurs anticipée (lors de leurs mobilisations précédentes, particulièrement à la suite du viol de Théo début 2017), les lycéens, qui ont attaqué leur quotidien, leur travail, leurs bahuts.
Comme l'ont signalé à leur façon plusieurs grafftis lors des actes des gilets jaunes, il se trouve que la mise en cause du lien de dépendance que révèle le marché mondial a lieu dans d'autres pays avec plusieurs révoltes gueuses, c'est-à-dire émeutières, et accompagnées de pillages de marchandises, contre la vie chère (en Iran, janvier 2018, en Irak, Haïti, au Venezuela depuis plusieurs années, au Mexique début 2017). Diverses cliques de gouvernants continuent elles aussi à être attaquées ouvertement par les populations qu'elles croient diriger, de la Tunisie à l'Algérie, en passant par l'Ethiopie et le Soudan. Le Brésil de Bolsonaro a lui aussi essuyé sa première révolte contre son armée au début de l'année.
Pour compléter, la situation des gilets jaunes en Occident est celle de l'isolement. L'existence d'autres révoltes dans cette partie du monde ne nous est presque pas parvenue. Il y a néanmoins, depuis dix ans, l'apparition d'émeutes modernes : en Islande, en Bulgarie, dans les pays baltes (2008) ; en Italie, au Royaume-Uni (2011) ; en Suède, en Bulgarie à nouveau au même moment qu'en Turquie (2013) ; ce sont des insurrections sociales en Ukraine et en Bosnie (2014) ; des émeutes encore en Roumanie, en Hongrie (2018). Il y eut aussi les confits de l'Etat espagnol en Catalogne (2017), et la continuité de la crise en Grèce (avec notamment des pratiques de perturbations de la justice d'Etat, contre des expulsions de logements, par des collectifs de gens qui font irruption dans les tribunaux pour les empêcher de travailler).
Les gilets jaunes sont simplement l'arrivée de l'émeute – telle qu'il y en a dans le monde depuis quarante ans – au cœur de l'Occident, cette région du monde jusque-là sous-développée en révoltes modernes.
Quelques horizons des rues et de cette révolte
Perspective « (...) 3. galerie, allée, paysage, vue, optique, avenue, panorama, boulevard » (reverso.net) « On brille plus fort que le soleil »(slogan du 16 mars 2019)
Les manifestations sauvages, et plus encore les émeutes occasionnent des échanges entre les participants, elles amènent les individus et les petits groupes divers avec ou sans gilet, avec ou sans masque, de province, de Paris ou de sa banlieue, à fraterniser. L'attaque des beaux quartiers et de leur ordre social middleclass, c'est le zbeul, de l’arabe زبلل, zebl' « fumier, ordure », qui signife ici mettre au fumier les lieux de pouvoir, car il y pousse alors les plus beaux enfants. (Jusque-là, on pensait que ça signifait surtout le bordel.)
Les samedis à Paris sont donc des moments de rencontre, davantage que de réappropriation de quoi que ce soit. Notre responsabilité y est donc particulière.
De la critique de la misère, de la richesse, des liens qui se font le samedi, il s'agit d'abord de comprendre et de faire valoir cette nouveauté, qui est nouveauté dans ce mouvement et pour le monde, dans la perspective de sa révolution. Scandé par la foule, le mot « révolution » remplace le slogan « Macron démission » à partir du samedi 16 mars 2019.
Nommer la souffrance invisible, c'est l'attaquer, c'est construire autre chose, socialement, une vie qui critique l'hétéronomie. Par suite, la pensée dominante, qui croit être objective, veut reprendre sa colonisation de l'attention, mais la mise en cause de son ordre par les pauvres dévoile ses médiations et ses médiatisations pour ce qu'elles sont : des ratiocinations et des hallucinations. La domination quotidienne apparaît dès lors dans toute son irréalité pour les gueux, car la peur, en ce temps-là et pour eux, est abolie.
L'intelligence, l'esprit qui se révèle à travers les révoltes, agit et communique, en actes et en paroles, dans les mobilisations, les rassemblements et la dispute. C'est une puissance d'unification et de division sociale (que le théisme dénie), sur de nouvelles bases : conserver ce qui existe, ou changer. Cette expressivité assume sa capacité de lier et de délier les choses.
Partant de notre position de Franciliens ayant activement rejoint la révolte des gilets jaunes à Paris, et compte tenu de la situation exceptionnelle qui vient d'être décrite, nous demandons à l'ensemble des individus insatisfaits par la politique gouvernementale, et par leurs propres conditions d'existence, de rejoindre ou de former, partout où c'est possible, des assemblées locales et des comités de grève, indépendants de toutes organisations préexistantes, en vue de :
- l'augmentation instantanée des minimas sociaux et des allocations, - l'occupation de tous les bâtiments de luxe ou inhabités par les gueux et les pauvres
- déploiement de services publics modernes (infrastructures, énergie, communications) autogérés par les habitants à l'échelle de la Méditerranée et du monde,
- grands inventaires des ressources territoriales et la tenue d'assemblées générales des habitants sur la relation et les usages dans leurs milieux de vie, à toutes les échelles,
- grands inventaires des ressources de la mémoire humaine et de l'oubli et la tenue d'assemblées générales des vivants sur la relation et les usages de la pensée, à toutes les échelles,
- désigner des commis, mandatés et révocables à tout moment, pour le développement de plateformes d'intelligence collective, fédérées entre elles, dédiées à l'assouvissement des besoins et des fns des habitants.
Ces objectifs impliquent de poursuivre la signalétique et la géographie du changement initiées par les gilets jaunes :
- la mobilisation poursuit librement ses grands travaux publics – qui sont vraiment des jeux – dans les villes, zones urbaines et sur les routes, commencés lors des manifestations par des gens ayant – au moment de l'émeute – quitté leur domicile et leurs habitudes quotidiennes, en vue de déployer une vie libre et digne, de transformer l'espace urbain et d'habiter ces transformations.
Sur les ronds-points et aux carrefours du monde qui naît. Les révoltes futures en seront l'occasion.
4 avril 2019